Race d’Ep, le « premier film militant gay français »

Xavier Héraud

Le cinéaste gay Lionel Soukaz est mort au début de l’année, à l’âge de 71 ans. L’occasion de revenir sur l’histoire de son film le plus connu, « Race d’Ep », co-écrit avec Guy Hocquenghem.

Le film s’ouvre sur un écran noir. En fond sonore, la voix de Lionel Soukaz : « Je descendais une rue perdue dans un quartier périphérique, à la recherche d’une pissotière mal famée. Sous un pont, deux loubards attendaient adossés à leur moto. Et quand je suis passé, ils m’ont crié, pas méchants, « Race d’Ep ». Comme j’étais ivre, il m’a fallu quelque temps pour comprendre — les invertis ne parlent pas verlan. « Race d’Ep » pour « pédéraste ». Un instant j’avais senti flotter derrière moi l’ombre d’une autre race. Ce cri que je l’avais moins senti comme une insulte que comme l’évidence résumée de mon appartenance à un autre monde, à une autre histoire. Une histoire pas si vieille, née il y a un siècle. »
Le film Race d’Ep est né de la volonté de raconter cette histoire-là. Car qui la raconte en cette fin des années 70 en dehors de la revue Arcadie, où des articles abordent régulièrement l’histoire des homosexuels ? Pas grand monde et surtout pas au cinéma. 
Né en 1953, Lionel Soukaz n’est pas un cinéaste académique. Il commence à tourner des films gays expérimentaux au début des années 70. Il réalise notamment Boy friend ou Le sexe des anges. Il est également programmateur de la Quinzaine du cinéma homosexuel à La Pagode, en 1978. Un festival marqué par la censure du ministre de la Culture de l’époque, qui interdit la projection de 17 films et par la descente d’un groupuscule d’extrême droite lors d’une séance. 

Co-écrit avec Guy Hocquenghem
Pour Race d’Ep, sous-titré Un siècle d’homosexualité, Lionel Soukaz s’associe à l’écrivain et militant Guy Hocquenghem, l’une des plus célèbres figures du FHAR, le groupe gay contestaire du début des années 70. 
Le film se compose de quatre parties. La première, Le temps de la pose, s’attarde sur le Baron Wilhelm von Gloden, qui photographia de jeunes siciliens à la fin du XIXème siècle, la deuxième s’intéresse à l’allemand Magnus Hirschfeld et à son institut de sexologie, qui fut pillé par les nazis, la troisième illustre la libération sexuelle des années 60 et la dernière est une adaptation du livre Oiseau de la nuit de Guy Hocquenghem (celui-ci apparaît d’ailleurs à l’écran, dans le rôle d’une « folle »). 

Un projet ambitieux, mais…
Dans son livre L’homosexualité au cinéma, Didier Roth-Bettoni, salue un « projet ambitieux » mais souligne que « Race d’Ep ne parvient pourtant que partiellement à atteindre le but qu’il s’est fixé » Il développe : « si le manque de moyens est évident et a sans doute nuit au projet, ce goût d’inachevé est dû surtout à la juxtaposition d’épisodes de nature très disparate (documents, reconstitutions, fictions), très inégaux dans leur approche et leur pertinence : le troisième segment est ainsi bien plus faible que les autres. »
De fait, l’ensemble est un peu (beaucoup) foutraque, et il y a ici ou là quelques inexactitudes historiques (contrairement à ce qui est dit, Hirschfeld n’était pas à son institut le soir où les nazis l’ont pillé, par exemple), mais pour Didier-Roth Bettoni, il s’agit quand même du « premier film gay militant français ». 
Le malentendu vient peut-être du sous-titre : « Un siècle d’homosexualité » ne doit pas être pris comme une volonté d’exhaustivité. Le film de Soukaz et Hocquenghem, s’il contient des éléments historiques, se veut plutôt une série d’évocations. 

Censure
A sa sortie, Race d’Ep ne plaît pas à tout le monde. Il est reçu fraîchement dans les publications de la communauté (Arcadie, ou Gai Pied). Et en raison des nombreuses scènes où l’on voit des hommes nus, ou carrément des scènes de sexe (en particulier dans la troisième partie), Race d’Ep est à sa sortie  menacé d’être classé X par les autorités. Plusieurs intellectuels célèbres de l’époque apportent leur soutien au film et dénoncent la censure. On peut citer Simone de Beauvoir, Patrice Chéreau, Roland Barthes, Marguerite Duras, ou Gillez Deleuze. Après avoir été amputé d’une trentaine de minutes, Race d’Ep, est finalement interdit aux moins de 18 ans. 
Par la suite, Lionel Soukaz continue à faire des films gays et d’avant-garde, et surtout se filme lui-même et ses proches à partir de 1991, en pleines années noires du sida. C’est le colossal Journal annales, un projet de 2000 heures, dont il a tiré deux films avec le réalisateur Stéphane Gérard, Artistes en zone troublés et En corps +

« En dépit de ses limites, Race d'Ep illustre la qualité rare du cinéma de Soukaz —  audace, engagement,  générosité, et surtout sincérité du regard et de la démarche —, qu’on retrouve dans ses autres films », note Didier Roth-Bettoni. Il est aujourd’hui considéré comme un classique du film gay militant et l’œuvre tout entière de Lionel Soukaz fait désormais partie intégrante de l’histoire de la « Race d’Ep ».

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