Queer tube : Charles Aznavour, Comme ils disent

Patrick Thévenin

Dans les années 1970, la carrière de Charles Aznavour est déjà bien installée et le chanteur d’origine arménienne, après des débuts difficiles où l’on se moque de sa petite taille, de sa voix nasillarde, de son manque de coffre vocal, mais aussi de son physique décrit à l’époque comme « particulier », connaît enfin les joies du succès. 

Ses albums et ses nombreux singles rencontrent un succès fou. Il écrit pour d’autres vedettes de l’époque, comme Johnny Hallyday (Retiens la nuit) ou Sylvie Vartan (La plus belle pour aller danser), fait sensation comme comédien dans Tirez sur le pianiste de François Truffaut, tout en restant auréolé de scandales qui font de lui un chanteur de variété, mais surtout un interprète engagé. 

C’est sur l’album Idiote je t’aime, sorti en 1972, que se trouve Comme ils disent, l’une des premières chansons populaires à aborder de front la thématique de l’homosexualité avec ses paroles que tout amateur de karaoké connaît sur le bout de la langue : « mais mon vrai métier / C’est la nuit / Que je l’exerce travesti / Je suis artiste / J’ai un numéro très spécial / Qui finit en nu intégral / Après strip-tease / Et dans la salle je vois que les mâles n’en croient pas leurs yeux / Je suis un homo, oh / Comme ils disent ».

À cette époque, malgré le coup de balai apporté par les événements de mai 1968 face à la morale bourgeoise et catholique de l’époque, l’homosexualité est encore un immense tabou. Et les chansons qui s’y attaquent le font souvent sous couvert d’humour plus ou moins fin, à l’exemple de La Folle du Régiment interprété par Michel Sardou (le Rire du sergent), qui se moque du rire strident du sergent… Mais Charles Aznavour n’est pas Michel Sardou, Dieu merci, et si aujourd’hui le titre peut paraître un peu cliché, il était révolutionnaire pour l’époque. 

Dans un entretien au Figaro, le chanteur rappelait les tous débuts de cette chanson, dont l’inspiration lui est venue de trois personnes proches : son chauffeur, son secrétaire et un ami décorateur. Il se souvient lorsqu’il l’a interprétée pour la première fois, en privé, à son entourage : « ça a jeté un froid. Puis on m’a demandé qui allait chanter ça. J’ai répondu : « moi ». Nouveau silence. » 

À sa sortie, Comme ils disent suscite des réactions partagées entre admiration, gêne et silence prudent. Le climat social et médiatique de l’époque n’est pas prêt à accueillir une chanson traitant aussi frontalement de l’homosexualité.

Certaines critiques saluent le courage d’Aznavour, mais la formule « dérangeante » revient souvent. On reconnaît la qualité du texte, sa poésie, sa retenue, mais la presse généraliste a du mal à en parler ouvertement, laissant la place à des critiques évasives. Plusieurs stations de radio hésitent, voire refusent de diffuser la chanson. Le sujet est trop sensible, l’homosexualité encore largement stigmatisée, et ce simple mot suffit à créer un malaise dans les milieux conservateurs. Ce qui a permis à la chanson de ne pas être complètement censurée, c’est la popularité d’Aznavour.

Il est déjà, dans les années 1970, une figure respectée, et nombre de critiques reconnaissent que seul lui peut se permettre d’aborder un sujet aussi « sensible ». 

Devenue rapidement un hymne dans les cabarets et les bars gays de l’époque, la chanson mettra du temps à être acceptée par le grand public comme l’une des plus belles de son répertoire. 

Et quand il la chante en concert, c’est dans un silence absolu, sans arrangements trop chargés, histoire de mettre l’intensité dans l’interprétation, comme pour mieux faire entendre le texte, sublime, de Comme ils disent, que son auteur a toujours considéré comme l’un de ses titres les plus difficiles à chanter. Si la chanson, personnalité d’Aznavour oblige, n’a pas créé de scandale, le silence poli qui a accompagné sa sortie en dit long sur l’époque.

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