Nous avons posé à deux spécialistes du chemsex une série de questions qu’il nous semblait indispensables pour mieux appréhender ce phénomène qui touche majoritairement les gays et qui représente une véritable menace sanitaire pour la communauté gay.
Dans ce numéro, David Friboulet, psychothérapeute et sexologue, coordinateur du centre de soutien et d’orientation psychologique communautaire LGBTQIA+, le CeSaMe Paris/IDF de l’ ENIPSE, répond à nos interrogations légitimes. Le deuxième volet avec Thibaut Jedrzejewski du 190 sera publié dans le prochain numéro de Strobomag.
Le phénomène du chemsex est-il aussi grave et préoccupant que ce que les médias veulent bien nous faire croire ?
Les médias rebondissent la plupart du temps sur des figures connues (politiques ou issues du show-biz) pour dénoncer la pratique du chemsex et ses conséquences parfois douloureuses et dramatiques. Ce chemsex bashing ne sert à rien d’autre qu’à stigmatiser encore davantage les consommateurs et à éloigner des soins les personnes qui pourraient en faire la demande. En France, on pense plus à la répression qu’à la réduction des risques et aux soins.
L’usage des drogues de synthèse se répand en raison de leur faible coût et de leur facilité d’accès, mais cela ne signifie pas que leur consommation se limite au chemsex. Les cathinones comme la 3MMC s’inscrivent aussi dans un usage festif dans toutes les populations, au même titre que la cocaïne ou le GHB par le passé.
Le rapport Chemsex 2022, remis par le Pr Benyamina au ministre de la Santé – et dont il semble n’avoir été tiré que peu de conséquences – posait l’hypothèse, en se basant sur 500 000 utilisateurs de Grindr en France, que 100 000 personnes pourraient être concernées. La pratique du chemsex déclarée, selon les études (et selon les questions posées), varie entre 12 et 25%. Ce phénomène n’est donc pas anodin, même s’il n’est pas nouveau ! Mais le chemsex n’est pas un souci pour tous les consommateurs : certains peuvent s’inscrire dans des cycles courts et maîtrisés. Malheureusement, nous ne sommes pas tous égaux face à l’addiction, et de plus en plus d’hommes glissent vers la dépendance. Je suis personnellement préoccupé par ce phénomène, car je pense qu’on ne mesure pas l’ampleur de la souffrance qui se cache derrière ces pratiques, qui deviennent parfois des pratiques sexuelles exclusives, voire un mode de vie, mais une sexualité et une vie dont on perd le contrôle.
Le phénomène touche en majeure partie les HSH. Pourquoi ?
Dans chemsex, il y a le mot sexe. Ce n’est pas un hasard si cela touche en premier lieu des minorités sexuelles, qui, malgré l’avancée de leurs droits civiques, souffrent encore de discriminations et de violences physiques, psychologiques, et parfois sexuelles dans leur construction identitaire. Qui dit HSH ou gay, dit très souvent construction de soi dans la solitude et la suradaptation pendant une longue partie de la vie.
Le stress minoritaire est un stress spécifique aux minorités, qui s’ajoute aux traumas de vie ordinaire que tout un chacun est plus ou moins amené à rencontrer. La difficulté d’être naturellement soi-même face aux normes hétéronormatives installe une honte de soi (homophobie intériorisée) et le sentiment d’être spontanément inadéquat à son environnement et aux autres.
La sexualité entre hommes n’échappe pas à cette pression hétéronormative et masculine. Elle est parfois posée en compensation d’une féminité perçue comme insupportable ou dévalorisante. Elle s’exprime à travers le culte du corps, la performance et la recherche de plaisir optimal. Sous produits, on ose ; on ne se pose plus de questions sur soi ou sur l’autre. L’intimité chimique efface l’intimité affective, si difficile à construire.
Les gays se sont souvent construits dans le secret et la retenue. Se lâcher, que ce soit en clubbing ou sexuellement, est souvent une nécessité, une liberté qu’ils/iels s’accordent enfin.
Quels sont les axes de prévention à privilégier face au chemsex ?
Il faut interroger systématiquement tous les HSH, mais aussi tous les publics fréquentant les centres de santé sexuelle, les CeGGID, et les associations communautaires qui TRODent. Leur demander s’ils consomment des drogues festives et/ou à usage sexuel, comment ils se positionnent par rapport à leur consommation, afin de proposer un premier entretien d’évaluation avec un pair-aidant associatif, un psycho-sexologue, un addictologue…
Il faut arrêter de penser qu’on ne peut pas poser de questions sur l’intimité des gens, surtout lorsqu’ils viennent demander un dépistage IST. Il faut ouvrir la parole et proposer une orientation si la personne s’en saisit. Cela peut permettre de se situer dans ses pratiques chems.
Il faut également dialoguer avec celles et ceux qui pratiquent le chemsex : que savent-ils de leur consommation ? Des risques, infectieux ou psychologiques ? De l’organisation de la prise, de sa fréquence, des temps de repos, des personnes ressources ? Il existe une vraie stratégie de réduction des risques à tous les niveaux (connaissance des produits, modes de consommation, gestion, associations de substances, etc.), que certains appliquent très bien et transmettent à leurs pairs. Mais d’autres s’initient ou sont initiés sans connaissance, voire sans consentement explicite. Ils se plient à ce qui devient une norme sexuelle pour exister parmi les autres.
L’axe de prévention essentiel, au-delà de permettre aux HSH d’en parler sans honte, c’est pour moi leur santé mentale : comment ils se sentent, ce qu’ils portent de leur passé, ce qu’ils aiment ou non, comment ils vivent leurs émotions, à quel groupe ils s’identifient ou non, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, la valeur qu’ils se donnent. La solitude intérieure chez les gays est, dans la majorité des cas, constitutive. Il faut tout faire pour casser ce cycle, retrouver une dimension humaine à son identité sexuelle et sociale, sans avoir peur de ce que l’on pense, de ce que l’on désire ou de ce que l’on est. On sort de la honte à plusieurs, même si c’est une démarche individuelle.
Tout comme il est encore honteux de parler de sa séropositivité au sein de la communauté gay, il faut pouvoir parler de sa pratique du chemsex pour ne pas s’enfermer dans un monde de consommateurs.
Face à quelqu’un qui veut arrêter, que faire ? Quels comportements éviter ?
Tout dépend de qui est cette personne pour toi et de ta propre situation par rapport au chemsex. Si tu pratiques le chemsex sans vouloir arrêter, il vaut mieux cesser de voir un temps la personne qui souhaite arrêter, du moins dans des environnements déclencheurs ou pré-déclencheurs (soirée, fête, lieux ou événements sexuels…). C’est très compliqué pour quelqu’un qui tente d’arrêter de voir ses amis continuer à consommer, ou même simplement d’entendre parler de leurs délires.
Si tu ne consommes pas et que quelqu’un te demande de l’aide, ou du moins te confie son souhait d’arrêter, tu peux lui proposer d’être une personne ressource : être disponible en cas d’angoisse ou d’envie de consommer (craving), le voir lors de moments vulnérables comme le week-end. Ne pas juger, bien sûr : le classique « quand on veut, on peut » est contre-productif et fait rechuter. L’addiction est une maladie du cerveau. Il s’agit d’accompagner la guérison, pas de la décréter.
Il faut s’attendre à des rechutes; c’est normal dans un processus de sevrage. Il faut valoriser ce qui est acquis (jours et activités gagnés), ce qu’on veut récupérer, et ce qu’on veut faire de sa vie à l’avenir. Mais seul, on n’y arrive pas : il faut que la personne se fasse aider par des professionnel·le·s compétent·e·s, avec qui elle se sentira comprise, écoutée et accompagnée.
Peut-on sortir de sa dépendance au chemsex ?
Oui, même si le chemin peut être long, et jalonné de rechutes. Il faut absolument s’occuper du contexte ayant mené à la consommation et à la dépendance, revisiter l’histoire affective et sexuelle, alléger les psycho-traumatismes antérieurs à la consommation – voire créés par celle-ci. Il faut aussi questionner ses représentations de la sexualité, traiter d’éventuels troubles sexuels, et surtout retrouver, avec le temps, le goût de vivre et le plaisir des choses simples. Les chems saturent le système de récompense avec des images et des pratiques qui tournent en boucle dans le cerveau.
La reconnexion aux émotions, positives comme négatives, est essentielle. On sait rarement les exprimer et y faire face.
Est-il possible de contrôler sa consommation ? Quels conseils donner ?
Pas tout le monde, je le crains. L’addiction est un mélange de facteurs génétiques, biologiques et de circonstances complexes, parfois difficiles à expliquer. Beaucoup d’hommes témoignent qu’après un premier rail, ils ne peuvent plus s’arrêter. Le temps est suspendu, les digues cèdent. Deux phénomènes peuvent se croiser : se percher pour oublier, et vouloir continuer à se percher pour ne pas retrouver ce qu’on voulait fuir; ou se percher pour le plaisir, et chercher à revivre les premiers plaisirs, en vain.
Cela dit, il existe des happy chemsexeurs, qui consomment de manière occasionnelle, organisée plutôt que compulsive, en gérant les quantités, les produits, les partenaires, et en intégrant des phases de repos dans leur planning. Ces hommes vont bien. On les voit rarement en consultation, ou alors pour faire le point ou se rassurer.
Je conseille toujours d’espacer les prises d’au moins quinze jours, voire trois semaines, de choisir ses partenaires festifs/sexuels quand c’est possible, de planifier des jours de récupération, de ne pas stocker de produits chez soi (en cas de craving fréquent), de limiter les mélanges, voire d’abandonner certains produits, de viser des prises courtes (pas plus de 24 heures, voire une seule nuit). Ces petits objectifs, tenables sur quelques mois, aident à retrouver de l’énergie et de l’envie.
Je propose aussi d’écrire, après coup, dans un carnet : ce qui a été consommé, le coût financier, le temps de vie impliqué, et comment on se sentait avant et après la perche.
Quelle est la réaction des pouvoirs publics face au problème du chemsex ?
Comme mentionné plus haut, le rapport Chemsex 2022 remis par le Pr Benyamina au ministre de la Santé n’a pas vraiment changé les choses en matière de politiques publiques. AIDES a récemment publié des recommandations communautaires qui mériteraient un soutien financier rapide et durable.
Il faut sortir d’une approche clivante prévention/soins : le chemsex est l’expression d’un profond mal-être communautaire. Les pouvoirs publics n’ont tiré aucune leçon des approches communautaires VIH, et renvoient la question du chemsex aux réseaux de prévention et de soins en addictologie généralistes.
Si les CAARUD connaissent bien la question, seuls quelques CSAPA commencent à développer des compétences spécifiques, et cela reste surtout le cas dans les grandes métropoles.
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Quelles sont les mesures sanitaires à prendre d’urgence ?
• Former prioritairement tous les professionnels de l’addiction, mais aussi certains réseaux de psychiatrie et de sexologie, au chemsex;
• Intégrer dans l’accompagnement du chemsex des approches sexologiques et psychothérapeutiques, notamment pour dépister les psycho-traumatismes et troubles psychiatriques (TDAH, SPA, dépression, anxiété généralisée, etc.);
• Développer des structures d’hospita-lisation adaptées au sevrage ou post-cure, encore trop rares et saturées;
• Privilégier des accueils et passerelles communautaires spécifiques pour permettre aux HSH de parler sans peur,
de réduire leurs risques infectieux et psycho-sociaux;
• Encourager les réseaux de soins VIH, IST, et les médecins généralistes à interroger la pratique du chemsex lors des suivis;
• Développer les groupes thérapeutiques dédiés, ouverts ou fermés, pour renforcer les compétences, sortir de la honte, et rompre l’isolement;
• Accompagner les établissements festifs et sexuels pour anticiper les comportements à risque et les premiers gestes sanitaires. Le chemsex ne se limite pas à la sphère privée;
• Enfin, ne pas faire du chemsex un sujet honteux dans la communauté gay (comme l’a été – et l’est encore – le VIH). Être attentif à ses amis, surtout s’ils disparaissent progressivement. En parler, tout simplement, sans provocation ni fierté, juste parce que ça existe – et que c’est à la fois une source de plaisir et de conséquences.
David FRIBOULET, psychothérapeute et sexologue, coordinateur du centre de soutien et d’orientation psychologique communautaire LGBTQIA+, le CeSaMe Paris/IDF de l’ENIPSE.