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Eurovision et personnes LGBT : l’histoire d’une passion

Xavier Héraud

La finale de l’Eurovision se tient cette année à Bâle en Suisse. Comme chaque année, les personnes LGBT seront sans doute nombreuses à s’enthousiasmer pour le concours. Mais qu’est-ce qui nous plaît tant dans cette compétition d’ailleurs ? 

Le calendrier LGBT est toujours chargé au mois de mai… Il y a les premières prides, la journée internationale contre les LGBT-phobies… et l’Eurovision. Cette année, deux de ces événements se confondent, puisque la finale du concours européen de la chanson aura lieu le 17 mai. L’édition 2025 se déroule à Bâle, grâce à la victoire de l’artiste suisse non-binaire Nemo en 2024, avec sa chanson The code

Pour creuser la question, on a discuté avec l’un des spécialistes français de l’Eurovision. Fabien Randanne, journaliste à 20 minutes, vient de sortir Queerovision. A travers le portrait d’une douzaine de participant.es LGBT  emblématiques au concours, il dessine une histoire queer de l’Eurovision, de la française Dany Dauberson, première candidate pour la France, en 1956, à Nemo, l’artiste non-binaire vainqueur.e de la dernière édition en passant par Patrick Juvet, Dana International, Bilal Hassani ou l’incontournable Conchita Wurst. 

Bien sûr, au début, les participant.es ne peuvent afficher ouvertement leur orientation sexuelle ou leur identité de genre, du moins pour celles et ceux qui sortent du schéma hétérosexuel cisgenre et binaire. Et les chansons d’amour ne peuvent avoir l’air de s’adresser à une personne de même sexe que celui ou celle qui la chante. Mais, mine de rien, certain.es ont fait passer des messages, comme Jean-Claude Pascal, qui remporte la victoire en 1961 pour le Luxembourg, avec sa chanson Nous les amoureux, qui évoque un amour qu’on voudrait empêcher, une référence à peine cryptique à l’amour homosexuel. Et petit à petit, à mesure que la visibilité et les droits des personnes LGBT progressent en Europe, on commenceà voir des candidat.es qui se cachent de moins en moins. Lors de ces trente dernières années, on a pu ainsi voir une femme trans, un homme gay, une femme bisexuelle ou un.e artiste non-binaire remporter le concours. Et sur un continent avec de nombreux pays où les personnes LGBT sont encore discriminées et victimes de préjugés, c’est tout sauf anodin. 

Soirées en groupe

L’Eurovision, c’est avant tout un événement télévisuel. Les demies-finales et la finale se déroulent en public, mais les places sont chères et en nombre forcément limité. Pour les autres, il y a le poste de télévision. Chaque années, ce sont entre 130 et 160 millions de spectatrices et spectateurs qui assistent au défilé des représentant.es nationaux, avant la longue litanie de l’attribution des points, qui permettront de désigner le ou la gagnante. Et comme beaucoup de choses, l’Eurovision, c’est encore mieux à plusieurs. Comme il le raconte dans son livre, Fabien Randanne s’est pris de passion pour le concours lors d’une soirée entre amis, en assistant à la victoire de Conchita Wurst en 2014. Ils sont nombreux en Europe à organiser ce type de soirées. Nous avons discuté avec trois d’entre eux. 

A Poitiers, Vincent en organise régulièrement. L’an dernier il a même pu obtenir une salle et a animé une soirée en compagnie d’une amie drag. Cette année, faute de salle, retour à la maison: « Ce sera en tout petit comité, chacun chez nous. Je vais le faire avec 4 ou 5 amis, je pense, sur mon canapé, avec des feuilles de vote, des bingos de trucs improbables.  » Le poitevin ajoute : « C’est vraiment de l'apéro très détente, mais avec beaucoup de traits d'esprits, parce que c'est ça aussi qui est drôle, c'est qu'il y a des performances qui se prennent vraiment très au sérieux alors qu'il n'y a pas de quoi. Et on peut vraiment se moquer gentiment. On n'est pas là pour cracher gratuitement sur les artistes, mais relever un peu ce qui est vraiment kitsch, parfois de très mauvais goût, mais qui est vécu premier degré, je pense, par les délégations et on voit le décalage. »

A Paris, Jason, organise aussi des soirées. Mais il  ne se limite pas aux demi-finales et à la finale. Pour lui, l’Eurovision c’est toute l’année: « On organise des événements tout au long de l’année, bien en dehors de la saison Eurovision. Il y a un mois, par exemple, on a élu notre chanson préférée de tous les temps, et la semaine dernière, on a fait notre classement 2025. Je crée des algorithmes sur Excel pour centraliser les votes : un top 10, classement des 37 chansons, une note sur 5… Ça dépend de la soirée, car on en fait beaucoup et chacune a son format. J’organise aussi des petits jeux : blind tests, quiz thématiques… »

Et comme toujours lors de ces soirées, il y a de l’ambiance. Jason : « C’est toujours un moment d’échange, de rires, de débats enflammés. Chacun ramène à boire et à manger, et c’est parti pour trois heures de musique, de chants, de photos et d’embrouilles hilarantes — parce qu’évidemment, on commente, on juge, on défend nos classements avec passion. » Le parisien a même créé un groupe avec son groupe d’amis : les Twelvers, avec un logo et un groupe WhatsApp dédié. 

Christopher, de Lyon, est un fan depuis longtemps de l’Eurovision, mais s’y intéresse plus particulièrement depuis 4 ou 5 ans. L’an dernier, il a regardé la finale dans un bar de la ville La Chapelle, et cette année, ce sera à la maison, avec son groupe d’amis. Pour lui, « c'est comme si on était supporter pour un match de foot. » Il précise: « Je n'aime pas le foot mais j'adore le mondial, que ce soit le rugby ou le foot, c'est pour l'ambiance. Que les Français soient réunis pour ça, c'est beau. Et l'Eurovision, c'est un peu ça. L'année dernière, le bar où j'étais, ça s'est fait comme ça, en fait. J'avais un date et tout, et je savais pas qu'il le passait. Et j'étais à fond. C'est un bar où je connais tout le monde, où tout le monde dansait, tout le monde disait « C'est Slimane ! C'est Slimane ! ». C'était beau à voir. C'était un peu communautaire, quoi. Moi, je trouve que la communauté LGBT, pour ça, c'est bien. Les gens se parlaient, dansaient ensemble, les gens rigolaient. Je trouve que c'était bien. »

L’engouement du public gay

Qu’est-ce qui explique alors que les gays se passionnent autant pour l’Eurovision?  Pour cela, Fabien a une explication: “un peu au doigt mouillé”. « C’est un peu comme expliquer pourquoi le foot c’est un truc de mecs hétéros. On sait pourquoi, mais c’est compliqué de mettre des mots dessus », plaisante-t-il avant d'avancer quelques pistes : « Pour une grande partie du public gay, il y un attrait pour la musique pop pour les divas, pour le côté spectaculaire, avant-gardiste aussi parfois. » Il ajoute : « C’est aussi un concours qui recourt beaucoup à, depuis une quinzaine d'années, peut-être même un peu plus à l'humour-camp, qui est quand même assez spécifique de l'humour, de l'esthétique gay. »

Le journaliste cite aussi des éléments plus factuels :  « Le concours, à la fin des années 90, a commencé à être organisé dans des arénas, à faire venir le public. Donc comme il se trouve que le public gay est particulièrement mobilisé sur son programme, il a été visibilisé, notamment à travers les drapeaux arc-en-ciel qu'on a pu voir fleurir dans les fosses. »

Crispation autour des drapeaux 

L’organisation est-elle aussi friendly que les fans ? Globalement, tout semble bien se passer et ceux qui ne sont pas contents claquent la porte, comme la Hongrie en 2019. Le pays dirigé par l’extrême droite de Viktor Orban n’a pas cité de raison à son départ, mais tout le monde a compris que la visibilité LGBT devenait trop importante au goût de ses autorités politiques. Au delà de ça, la question des drapeaux est devenue un sujet crispant. Lors de l’édition 2024, l’organisation avait demande à Nemo de ne pas venir sur scène avec un drapeau non-binaire. L’artiste l’a fait quand même. Les organisateurs, gênés aux entournures (« par méconnaissance », estime Fabien Randanne), ont finalement publié une photo de Nemo avec son drapeau, le lendemain, reconnaissant implicitement avoir eu tort. 

Cette année, l’organisation a interdit fermement aux artistes d’arborer autre chose que leur drapeau national. Problème, souligne Fabien Randanne, « les artistes ne sont pas forcément originaires du pays qu'ils représentent. La Suède est représentée par un groupe finlandais…. Ça veut dire aussi que généralement, on voyait plusieurs artistes les années précédentes avoir un drapeau de l'Ukraine en soutien, donc à l'Ukraine. Cette année, ça ne sera pas possible. Et donc impossible également d'avoir des drapeaux LGBT ou des drapeaux trans, alors que ça semble être un sujet complètement consensuel jusque-là. »

Pour le journaliste, ce ne sont pas forcément les drapeaux LGBT+ qui sont visés : « Je pense que le côté très strict, que la peur n'est pas sur les drapeaux arc-en-ciel ou trans, mais sur, je ne sais pas par exemple, qu'un candidat brandisse un drapeau russe ou un drapeau palestinien. Je pense que l'inquiétude est plus de ce côté-là. Et que les organisateurs, partent du principe qu’on va mettre tout le monde à la même enseigne : aucun drapeau autre que le drapeau du pays qui le représente n'est autorisé. » 

Après une édition 2024 très tendue en raison de débats sur la présence d’Israël dans le concours, les candidats sont en outre invités à ne pas exprimer d’opinion politique dans le cadre de leur participation à l’Eurovision. 

Le public, en revanche, peut venir avec les drapeaux de son choix. Fabien Randanne: « La politique de cette année donne davantage de marge au public qui, contrairement aux années précédentes, ne pouvait avoir que des drapeaux des pays en lice. Donc même un drapeau breton, par exemple, était interdit. Le drapeau du Conseil européen était interdit. Ça avait fait jaser à Bruxelles, d'ailleurs. Cette année, le public peut venir avec les drapeaux de son choix, tant que ça n'enfreint pas la loi Suisse. Donc, il y une grande liberté de ce côté-là. Et on a pu voir notamment lors de la soirée d'ouverture dans la foule des dizaines de drapeaux palestiniens. »

A chacun sa chanson préférée

Chacun a sa chanson préférée, pour Fabien Randanne, c’est c’est Le dernier qui a parlé qui a raison d’Amina, qui a représenté la France en 1991.  Jason et ses amis ont élu la meilleure chanson de tous les temps : il s’agit d’Euphoria, de Loreen, qui a gagné avec cette chanson en 2012, puis avec Tattoo en 2023. Christopher cite en premier d’abord Rise like a phoenix, de Conchita Wurst. Vincent lui se rappelle de son premier grand choc, la victoire de Dana International: « J’ai ce souvenir de quand elle revient chanter sa chanson, le mois qu'elle a gagné, de cette robe Jean-Paul Gaultier avec ses manches en plumes de perroquet, qui sont absolument incroyables. Et ça, ça m'a marqué. Et je me suis dit « mais c'est incroyable ce truc, pourquoi ce n'est qu'une fois par an? »

Qui succèdera à Nemo ? 

Qui succèdera à Nemo ? Comme l’an dernier, il y avait plusieurs candidats LGBT en lice. Plusieurs d'entre eux ont été éliminés en demie-finale. Il reste donc JJ pour l’Autriche et Miriana Conte pour Malte. La France est représentée par Louane, avec sa chanson Maman. Tous ceux que nous avons interrogé veulent y croire, sans se faire d’illusion, la dernière victoire française remontant à 1977. 

Vincent, lui, fait partie du groupe officiel de fans, qui se réunit une fois par an à Paris un week-end pour regarder toutes les chansons et voter. Le résultat est ensuite transmis aux autres groupes et ça donne une idée du résultat final. Cette année la France a donné ses 12 points à Claude, le candidat néerlandais, pour sa chanson C’est la vie, chantée en partie en français. 

S’il n’est nul besoin qu’un.e candidat.e LGBT+ triomphe pour réaffirmer le côté friendly de la compétition, cela ne fera pas de mal non plus, surtout un 17 mai. 

Photo: Arkland

Queerovision, de Fabien Randanne, Double Ponctuation, 16 euros

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