Le phénomène du chemsex est-il aussi grave et préoccupant que ce que les médias veulent bien nous faire croire ?
Thibaut Jedrzejewski : Cela dépend quels médias ! Nous savons que les données avant le COVID estimaient qu’il y avait entre 13 et 14 % de chemsexeurs chez les HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, NDR). Les soignants ont vu arriver de plus en plus de personnes avec des complications ces quatre dernières années, et beaucoup ont pensé que la consommation avait augmenté suite au COVID. Mais on ne sait pas vraiment. Est-ce que le nombre d’usagers augmente ? Ou est-ce la fréquence de consommation ? Ou est-ce la proportion de complications chez les usagers ? La dynamique est difficile à suivre, il y a possiblement eu une augmentation du nombre de consommateurs, mais ça ne se vérifie pas sur la population d’usagers au 190 (Centre de santé sexuelle à Paris, NDR), par exemple.
Par contre, il y a eu une augmentation globale des consommations chez les usagers pendant et après les confinements. Nous voyons aussi des consommateurs jeunes, dont certains qui entrent dans la sexualité par la consommation. Il y a une augmentation des usagers qui consomment de la Tina, ainsi que des consommateurs plus âgés qui entrent dans le chemsex directement par le slam (injection des substances, NDR). Beaucoup de consommateurs de G (GHB, NDR) font des G-holes et les banalisent. Il y a des décès et ils sont encore mal quantifiés. Toutes ces situations sont très préoccupantes, elles augmentent beaucoup les risques, sur le moment et pour l’avenir.
Plus largement, nous pensons qu’il y a 30 à 50 % des chemsexeurs qui ont des complications importantes dues à leurs pratiques, sexuelles, infectieuses ou addictologiques principalement. C’est un chiffre beaucoup plus élevé que pour d’autres contextes et d’autres produits psychoactifs.
Les usagers ont du mal à identifier les complications lorsqu’ils les vivent, ils ne savent pas bien ce qu’est une addiction, et c’est très préoccupant. Beaucoup de gens (ni les HSH, ni les chemsexeurs, n’y échappent) pensent encore que la volonté permet d’arrêter. Mais lorsque l’addiction est là, et c’est justement le problème, la volonté ne suffit pas ! On veut arrêter, diminuer, retrouver un rapport serein au produit, pouvoir choisir de consommer ou non, et on n’y arrive pas, on consomme malgré tout. Les conséquences sont graves et parfois catastrophiques. Et sur ces produits, et sur le contexte du chemsex, nous avons peu de prises pour que la situation s’améliore. Certains retrouvent une sexualité satisfaisante, mais ça peut aussi être extrêmement long, voire abandonné en cours de route.
Il est encore difficile d’évaluer exactement les conséquences qu’aura le chemsex dans le futur, mais les jeunes aujourd’hui vont vieillir et les plus âgés ne réalisent pas qu’ils ont encore de longues années de sexe devant eux. Le chemsex sabote de nombreuses sexualités, le pronostic global est inquiétant, les pratiques d’aujourd’hui déterminent les complications futures, et pour beaucoup, les complications amorcent un suivi de maladie chronique, et ce pour des années.
Le phénomène touche en majeure partie les HSH, pourquoi ?
Le mot chemsex est un mot construit à partir de ce qui se passe chez les HSH. C’est une combinaison d’usage de certains produits, du contexte sexuel et de la vie des HSH, leurs expériences spécifiques, leurs manières de se rencontrer, de vivre leur sexualité, leur vie affective et leurs attachements. Mais aussi leur manière de se retrouver, de créer des espaces à eux face à un monde hétéronormé. Les complications sont probablement plus fréquentes dans cette population parce qu’elle est plus exposée à certains facteurs de risques de l’addiction. Mais aussi parce que la construction de la sexualité, la façon dont elle s’inscrit dans le quotidien, dans le rapport aux autres, est minoritaire, ou perçue comme différente, et toujours potentiellement dépréciable.
Quels sont les axes de prévention à privilégier face au chemsex ?
Il y a la prévention du chemsex en tant que tel, lorsque des facteurs de risques sont identifiés, notamment chez les jeunes, éviter la consommation, ou au moins la différer au maximum, est essentiel. Cela passe par l’information objective. Il faut parler des avantages et des inconvénients, des risques, mais aussi de ce que ça permet, puis revoir avec la personne où elle en est dans sa sexualité, de quoi elle a envie, et ouvrir les possibles. Pour explorer ou s’épanouir dans la sexualité, il y a bien d’autres chemins que celui du chemsex, mais c’est un des plus accessibles lorsqu’on n’est pas, ou peu guidé, et informé. Il y a aussi la prévention des complications. Si la personne a décidé de consommer et qu’elle est bien informée sur les conséquences et les risques, qu’elle a bien mesuré le pour et le contre, il faut réduire les risques. C’est-à-dire qu’on reprend avec elle les dosages, le type de consommation, les risques (qui ne sont pas du tout les mêmes) en fonction des différents produits, on accompagne pour que cela se passe avec le moins de problèmes possible. La réduction des risques n’empêche pas toujours des conséquences graves, et il n’existe pas de consommation sans risque, mais il faut rester dans le soin des consommateurs et faire avec eux, c’est essentiel.
Face à quelqu’un qui veut arrêter, que faire ? Quels sont aussi les comportements à éviter ?
Dire quoi faire à une personne dépendante ne fonctionne pas. Si vous dites « il faut que tu », vous êtes sur la mauvaise piste. Questionner, trouver des solutions ensemble, être patient, comprendre que la volonté ne suffit pas, que la personne peut aussi être ambivalente, parfois elle a envie d’arrêter, parfois non. Parfois le plaisir associé au produit, ce qu’il apporte, dans la sexualité ou pour s’évader, est plus fort, le besoin est trop intense. Cela se questionne, mais tout en le respectant. Arrêter de consommer crée un vide. Tout ce qui était apporté par la consommation disparaît, on est obligé de faire autrement, et c’est souvent très long et compliqué de bien comprendre tout ça.
Surtout, le but final en addictologie, c’est que la personne retrouve un rapport serein au produit.
Qu’elle décide ou non d’arrêter complètement n’est pas essentiel pour les accompagnants, ce qui importe c’est qu’elle puisse retrouver une qualité de vie, globale et sexuelle, qui lui convienne. Qu’elle puisse trouver le chemin qui la mène à un quotidien défait du poids du chemsex et ce, que la pratique soit encore là ou non.
Certaines personnes se sentent encore plus mal lorsqu’elles sont abstinentes, par peur de reconsommer, parce qu’elles sont dans le contrôle permanent, et que c’est extrêmement pesant. En addictologie, les soignants s’accordent souvent à dire que la plupart des suicides et des décès arrivent chez des personnes abstinentes.
Nous connaissons mal les raisons, mais reconsommer impulsivement lorsqu’on a arrêté est très risqué, et le poids de l’arrêt total, le jugement qui l’accompagne, sur soi-même ou par les autres, est parfois insupportable.
Accompagner une personne dépendante peut être très dur émotionnellement. Cela peut être très angoissant, on ne veut pas qu’elle consomme car ça nous fait peur. Ces personnes peuvent être compliquées à suivre, les déterminants de la consommation sont souvent ancrés profondément et difficilement accessibles, nous n’avons que le choix de faire avec…
Mais les conséquences potentielles de l’abstinence devraient nous inquiéter autant que celles de la consommation. Les deux s’accompagnent et demandent des ajustements réguliers. Il y a aussi des « consultations entourage » faites pour les proches dans les CSAPA. Et surtout, il ne faut pas hésiter à passer la main, à orienter.
Nous ne sommes jamais responsables de la dépendance d’une personne, et elle non plus d’ailleurs. Personne ne choisit d’être dépendant. Aucun usager de drogue « ne l’a bien cherché », les déterminants sont bien plus complexes.
Peut-on sortir de sa dépendance au chemsex ?
Oui ! Et heureusement, la plupart des personnes suivies retrouvent le contrôle de leur conso, et le choix de consommer ou non. Mais ce n’est pas forcément pour toujours, les complications peuvent se présenter de nouveau, plusieurs années après alors on continue la prévention ou on se revoit avant que ce soit la catastrophe. Il y a aussi des situations très complexes avec des suivis très longs, des personnes qui s’enfoncent et pour lesquelles nous avons peu ou pas de prise. Nous ignorons en quelle proportion, mais ce sont des situations vraiment terribles, pour l’entourage et pour les soignants.
Pour moi, la responsabilité de ces cas repose beaucoup sur les pouvoirs publics, l’offre de soin trop limitée et la recherche trop lente dans ce secteur. L’état de la psychiatrie est catastrophique en France, l’accès aux psychologues trop complexe et cher. La dépénalisation permettrait de repérer plus tôt. Le manque de soignants et de formations jouent sur l’accès aux soins.
Même si c’est impossible à prouver, notre société hétéronormée me semble clairement responsable de ces situations, et aussi pour le chemsex. C’est encore très compliqué. La médecine a encore beaucoup de chemin à faire en ce qui concerne l’addiction. Et particulièrement pour les stimulants donc, évidemment, le chemsex.
Est-il possible de contrôler sa consommation ? Quels conseils pour la contrôler ?
C’est intéressant de poser cette question après la précédente car finalement sortir de la dépendance et contrôler sa consommation c’est la même chose ! Contrôler sa consommation ne veut pas dire qu’on consomme, cela veut dire qu’on est en capacité de choisir si l’on veut consommer ou non. L’addiction aux stimulants est souvent difficile à traiter. Mais il y autant de personnes que de prises en charge. Tout dépend du degré de dépendance, de la situation sociale, affective et sexuelle, de ses raisons de consommer, de ses antécédents psychiatriques…
Il est impossible de donner une réponse unique. Nous avons de plus en plus d’outils, principalement psychothérapeutiques. Il y a aussi des outils restrictifs simples, inventés avec les usagers, qui peuvent être utilisés temporairement pour aider à dépasser les envies incontrôlables autrement. L’idée est d’imaginer la manière dont on va accéder au produit, quand on en aura envie, et de tout bloquer en amont pour rendre la démarche impossible. Ça peut aller très loin et sembler infantilisant, mais c’est à l’usager de décider. C’est une manière de s’auto-saboter lorsque l’envie deviendra ingérable alors que l’on ne veut pas consom
Quelle est la réaction des pouvoirs publics, du ministère de la Santé, et autres organismes de santé officiels, face au problème du chemsex ?
On ne peut pas parler du chemsex uniquement comme un problème. Les complications du chemsex sont un problème. Par contre, l’usage de drogue en lui-même est un fait que l’on peut prévenir et accompagner, sur lequel il faut informer et réduire les risques, mais ce n’est pas toujours un problème. Le problème, c’est la pénalisation, c’est le rejet en bloc de toutes les drogues alors qu’elles sont toutes extrêmement différentes et ne comportent pas les mêmes risques, c’est la prévention par la peur et la répression. Ce discours n’a aucun sens, et encore moins avec les avancées de la science actuelle, notamment sur les usages thérapeutiques. Il faut éduquer, informer. Il y a énormément d’idées reçues et de fausses croyances sur les différents produits ou sur l’addiction. Les pouvoirs publics laissent faire, voire même y participent et ne s’en emparent pas sérieusement. Sur le chemsex, un rapport a été rendu au ministère de la Santé. Pour moi, après avoir accompagné pendant plusieurs années une des plus grosses files actives de chemsexeurs, il ne reflète malheureusement pas du tout la réalité des usagers. Les pouvoirs publics s’inquiètent de la diffusion du chemsex chez les hétéros alors que par définition on ne parle pas du tout des mêmes enjeux, des mêmes risques et des mêmes parcours.
Cette diffusion est très limitée, les complications ne s’ancrent pas dans les mêmes réalités. Les inquiétudes réelles, ce sont celles que j’ai énumérées ci-dessus. Elles concernent notre communauté, les vies affectives et sexuelles en difficulté, les carcans dans lesquels les hétéros, comme les gays, nous enferment. On ne parle pas de la même chose, et quand on le dit, les interlocuteurs acquiescent sans changer de discours.
C’est encore une preuve que la complexité de l’usage de drogues, et des risques associés, est très mal comprise. Je le répète, pour moi la société dans son ensemble est responsable de ce problème, et cela passe notamment par la formation, la recherche et la politique publique, dont les moyens sont insuffisants.
Les soignants ne se sentent pas soutenus. Le secteur du soin est totalement sous-équipé, on manque de moyens et d’effectifs. Les formations sont quasi-inexistantes. Le secteur se développe très lentement, avec beaucoup d’acteurs associatifs, et certains soignants engagés qui ont fait leur spécialité là-dessus.
Pour terminer sur une note positive, la connaissance du chemsex progresse en addictologie et les prises en charge se développent doucement. Le secteur se structure, même si on a encore peu de données. Nous formons des addictologues, des psychiatres et des médecins généralistes sur le sujet. Il reste beaucoup à faire pour que les acteurs de la santé sexuelle s’emparent aussi du sujet.
Dr Thibaut Jedrzejewski, médecin généraliste, au centre de santé Le 190.