On les appelle les « ace » ! Considérée comme une orientation sexuelle et non comme un trouble, l’asexualité est de plus en plus connue et étudiée. Sans être en rien pathologique, elle continue toutefois de faire l’objet de jugements ou de commentaires souvent guidés par l’ignorance. Et si l’on écoutait d’abord les personnes concernées ?
Il a 30 ans, du charme, de l’énergie, et se définit comme queer asexuel. « Je ne suis pas hétéro, et j’aime l’amour, les câlins, sans avoir — ou alors rarement — d’attirance purement sexuelle », explique Alex. Plus jeune, il s’est senti un peu contraint de tester tous les types de garçons, de lieux et de pratiques, jusqu’au jour où il a dit stop. « J’étais dans une posture où je faisais plaisir à l’autre ; je n’étais jamais totalement fou de désir ni simplement comblé. »
C’est parce qu’il prend plus de plaisir à se caresser, seul et rarement, qu’il décide de se mettre en retrait, sans trop s’inquiéter, car, nous dit-il, « tout le monde n’a pas le même appétit ». Une amie lesbienne, avec qui il évoque le sujet, lui parle d’asexualité : il se reconnaît dans cette orientation.
« Je n’en fais pas une affaire d’État. Je ne cherche plus à expliquer à des inconnus, scotchés à leurs applis dans un bar, ce qu’est l’asexualité. Je le vis en toute quiétude, sans savoir si c’est un passage de ma vie ou une donnée définitive. »
Il a tout entendu : qu’il était bloqué, qu’il devait rencontrer de meilleurs partenaires, ou qu’il était malade. L’explication à donner aux curieux est pourtant bien simple : l’asexualité est une orientation sexuelle caractérisée par une attirance sexuelle faible ou inexistante, indépendamment du genre. Elle se situe sur un spectre, et l’expérience de chaque personne asexuelle est, bien sûr, unique.
Ni blocage psy, ni rejet de l’amour
Sébastien est tombé amoureux de Jonathan bien avant de faire l’amour avec lui : « il ne se pressait pas, je sentais son envie d’être avec moi, contre moi. Je pensais, au début, qu’il voulait simplement prendre son temps. » Le couple a parfois fait l’amour. L’asexualité de Jonathan a été abordée lorsque les deux amants ont choisi de vivre ensemble.
« Il a le désir de vivre avec moi, d’être contre moi, mais pas l’envie de rapports classiques. J’ai d’abord cru que je ne lui plaisais pas, mais quelque chose de sensoriel, de très fort, nous unit. J’ai consulté un sexologue, qui m’a rassuré : chaque couple invente son propre mode de communication physique. Chez nous, c’est tendre, doux ; il me regarde parfois me caresser, et moi aussi. Nous aimons nos peaux, nos nuits, nos siestes. Ça ne ressemble simplement jamais à du porno. »
Et qu’en dit Jonathan, le compagnon ? « Je me suis longtemps pris la tête. J’ai grandi avec l’image de l’homme prisonnier de ses hormones — c’était soi-disant constitutif du masculin. J’ai même consulté à ce sujet. Les contacts physiques que j’ai avec mon chéri me font un bien fou, et personne ne peut juger de ce qui relève du sexuel ou non. Nous nous embrassons pendant des heures, avec intensité. C’est très animal, et peu importe si ça ne ressemble pas à du porno hard. »
Sophie et ses sex-friends
Asexuelle, avec des sex-friends ? Sophie, « mariée, lesbienne et gynesexuelle », lit tout ce qu’elle trouve sur les sujets sexo et se retrouve dans des dénominations en apparence contradictoires. « Je fais la différence entre catégories et orientations, car les catégories sont synonymes de hiérarchie », précise cette intello queer.
Entrons avec elle dans les détails : « je peux me dire queer, car j’aime me réapproprier l’insulte. Émotionnellement, je suis attirée par les femmes — cis ou trans — ou même par un garçon non binaire girly. Je suis asexuelle, tendance demisexuelle : il me faut une complicité intellectuelle totale pour éprouver de l’attirance, ce qui est super rare. »
On lui demande bêtement si ça lui manque ? « Quand je me forçais, ça ne me faisait pas de bien. Aujourd’hui, c’est ultra enrichissant, parce que ce n’est jamais rapide ou mal fait. Depuis que je m’identifie comme telle, je donne à la découverte sur la durée une vraie valeur. Les rares fois où je couche, c’est phénoménal. » Sophie n’a jamais le sentiment de « consommer » du sexe, et elle connaît en détail les goûts, les talents, les envies de ses sex-friends. « Je ne les juge pas : il y a des tombeuses effrénées et des asexuelles comme moi. Disons que j’ai le désir rare, discret, mais généreux. » Fini les plans cul rapides, place à quelques cérémonies du love chaque année, parfois à trois avec son épouse, parfois en duo, sans elle. L’avantage ? Les sessions s’étendent sur au moins une après-midi complète.
Magnus, au secours !
Si le mot est d’un usage récent, la réflexion sur le sujet ne l’est pas. À la fin du XIXe siècle, le sexologue allemand Magnus Hirschfeld, pionnier et fabuleux, évoquait déjà des personnes sans désir sexuel, tandis que les rapports Kinsey de 1948 et 1953 incluaient une catégorie « X » pour désigner les personnes sans contacts ni réactions socio-sexuelles.
En 1972, Lisa Orlando, féministe lesbienne radicale, publie The Asexual Manifesto, où elle présente l’asexualité comme un choix de vie et une position politique face à une société hypersexualisée. Le mot gagne en visibilité aux États-Unis dans les années 2000. Lors du lancement, en 2001, de l’Asexual Visibility and Education Network (AVEN) — un site et un forum pour partager des expériences — la parole se libère. Entre 1 et 4% de la population serait concernée. Pour Zoé de Ory, doctorante en sociologie, « l’asexualité revendiquée constitue un espace refuge, où l’absence de désir et l’écart à la représentation dominante de la sexualité peuvent se vivre sans honte. » Une façon de résister aux injonctions répétées à la sexualité, aux normes que nous intégrons sans toujours avoir le temps d’y réfléchir. Le drapeau des asexuels existe, certaines associations défilent parfois lors des marches des fiertés. Le « A » de LGBTQIA+, parfois interprété comme « allié », désigne depuis quelques années aussi les personnes asexuelles (ou agenres, pour d’autres). Cette volonté queer d’inclusion d’un groupe encore méconnu, souvent incompris, est parfois perçu comme transgressif ou totalement naturel. Pour Loup Belliard, doctorante en littérature et en études de genre, « la manifestation d’une minorité nouvellement mise en lumière, le concept d’asexualité et les débats qui l’entourent montrent un potentiel vaste pour les études de genre, aussi bien que pour ses nombreuses extensions. » La sexologie et les études de genre ont donc un bel avenir !
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Sources :
https://journals.openedition.org/glad/3452
https://shs.cairn.info/revue-mouvements-2019-3-page-136
https://worldgender.cnrs.fr/notices/asexualite/