La performance, carburant utile ou ennemi intime ?

Luc Biecq

Les clichés de la masculinité gay ont la vie dure : un homo devrait avoir un corps conforme à la norme, bander longtemps et sur commande, prendre ou se faire prendre sans difficulté. Et ne jamais faillir. Les rapports sexuels devraient être nombreux et longs et coller aux représentations, excitantes ou pesantes. Aucune panne, jamais de doutes. Et si cette norme sournoise avait peu à peu robotisé nos désirs ? Nos témoins se racontent.

« J’ai adoré ça, et tant pis si je choque, mais le porno m’a beaucoup inspiré. » Jonathan, bravache et lucide à la fois, frôle les 25 ans : « j'ai commencé à en regarder très jeune et je me disais : Ouah, ces mecs ont l’air de prendre trop de plaisir, ça m’a montré que c’était possible. » Le jeune « gay queer », qui se reconnaît dans le profil « masc 4 masc » (masculin pour masculin), a passé « 7-8 ans » à essayer de reproduire ce modèle. « J’envoyais des scènes de films à mes plans cul, je voulais que ma sexualité ressemble à ça. » Une démarche à succès ? « Oui, clairement, au début ça marchait : je cherchais un type de mecs assez précis et j’excluais énormément : je voulais un mec qui va à la salle, avec un type précis de silhouette. » Il cumule les plans et performances (au sens de spectacle) et finit par devenir spectateur, pas complètement « dedans » : « c'était répétitif, scénarisé, mécanique, avec aussi trop de mecs qui n’aiment pas embrasser… » Jonathan se met en tête de trouver un copain avec qui aller voir un film et sortir en soirée : « je ne savais que chercher du sexe, alors j’ai mis les applis en pause. » Dans la vie réelle, il se découvre surpris d’être attiré par des hommes auxquels il n’aurait pas accordé la moindre chance en ligne. Le désir survient de façon imprévue, il ne conclut pas immédiatement, prend le temps de discuter. Le résultat ? « Je ne cherchais plus l’exploit et je me suis senti considéré parce qu’on me draguait bien mieux. Je n’étais plus le chasseur qui chopait un gibier, ou bien le gibier d’un chasseur. Je kiffe les détails, les attentions, je laisse monter l’envie, c’est mieux. »
Et le sexe dans tout ça ? « Je vis une nouvelle série de premières fois. Je découvre d’autres zones érogènes et d’autres échanges — pendant, avant et après le sexe. Je suis moins dans le schéma actif-passif, et je peux même laisser à l’autre le temps de bander… » Autre changement ? Jonathan a des amants qui, dans leur cuisine, ont autre chose que des bidons de protéines en poudre.

Les codes de l’attractivité

Demandez à sept garçons gays de 24 à 55 ans leur rapport à la performance, et beaucoup vous parlent spontanément… d’érection. Ils tentent pourtant de tenir la performance…à distance, pour découvrir d’autres codes, de nouveaux gestes, des pratiques inexplorées. 
Vincent, 49 ans, estime qu’être performant, c’est « avoir une belle érection si on est actif, montrer de l’assurance, ou même multiplier les jouissances ». Il a sollicité plusieurs médecins pour obtenir une prescription de médicaments contre les troubles érectiles, « en usage récréatif », précise ce fumeur. 
Refus catégorique des soignants
Cyril, de la même génération, multiplie les méthodes pour trouver des partenaires. Sur les applis, les mots qui évoquent la performance le font débander : « la chercher, c’est mettre et se mettre la pression pour atteindre des objectifs sexuels normés. » Des gestes et des pratiques que l’on croit obligatoires, des attitudes à adopter, ancrées dans nos imaginaires. Nos cerveaux, comme « matrixés », sont pourtant bien plus créatifs qu’on ne le croit. Une fois débarrassée de la honte qu’on nous impose, l’exploration de la sexualité peut nous entraîner vers des territoires insoupçonnés.
Sylvain, la trentaine, a suivi un partenaire dans un jeu SM, de son plein gré, en tant que soumis : « tout s’est passé sans que je ne touche sa bite, mais nous avons exploré tant de sensations… J’étais dans un autre univers, j’en suis sorti repu. » Un pas vers la sexualité non pénétrative ? « Oui, si ça veut dire sans sodomie, disons plutôt du slow-sex : beaucoup de place pour le verbal, une approche lente, pleine d’échanges, très loin des clichés qui me font kiffer d’habitude. »
Changement d’habitude aussi pour Hakim, 37 ans, lassé du porno : « j'en avais trop vu, j’en regardais trop souvent, et ça me filait des complexes. » Il tente de se caresser sans écran, puise dans ses souvenirs et d’apprécie cette séance d’auto-sexualité. Sans dénigrer : « j'’aime le porno, je veux juste limiter ma consommation, car ça impose pas mal de schémas un peu datés. On peut faire autrement, surtout avec un corps normal. » Un ex-amant câlin lui a conseillé d’écouter un podcast érotique gay. Les mêmes clichés, sans les images. Il aime la voix du comédien Viking Normand (https://erotix.lepodcast.fr/). « C’est mon kiff, un peu comme ma sœur qui lit de la new romance. »

Accro à la performance : le parcours de Sébastien

Addict au sexe, Sébastien dit avoir voulu de toutes ses forces être « un bon coup, le meilleur ». Il a cherché à maîtriser les techniques la gorge profonde, a demandé à des amants de l’entraîner. Quinze années de sa vie à vouloir être « exactement ce que le milieu demande ». Pour quelle leçon ? « J’ai cru nager dans le bonheur et je me suis noyé, un peu comme un footballeur qui ne voulait pas arrêter sa carrière. Et puis j’étais pas mal dopé. » Pour garder le même corps et « suivre le mouvement et la demande », Sébastien consomme à la fois des dopants de salle de gym achetés sous le manteau et de la 3MMC, un produit addictif. L’addition de la performance, il dit l’avoir payé cash. Hépatite C, dépression lourde, isolement, changement d’entourage… Il traverse ces phases complexes en fréquentant assidûment les groupes de parole pour usagers de produits, dans deux associations. « Au début, on se compare, on s’évalue… on a cette habitude chez les gays et puis on finit par s’écouter. » C’est après plusieurs dizaines de groupes d’échange entre personnes concernées qu’il réalise que la sexualité des autres est toujours fantasmée et sur-évaluée. « Chacun se vante, on scénarise nos récits, alors que personne n’a de sexualité idéale. » Loin d’accuser « le milieu », Sébastien perçoit une double facette à cette injonction de performance. La première pousse à explorer en mode toujours plus, jusqu’à s’oublier. Copier jusqu’à l’aveuglement. La seconde invite à se recentrer sur son propre plaisir et sur celui des partenaires, même occasionnels. Car pour lui, s’initier à l’empathie, c’est une vraie performance. Le quadra a changé de cap : il écoute des podcasts, fait du sport dans une association plutôt que dans une salle de gym. Sa sexualité, il l’aborde avec moins de peur d’être jugé, et davantage de curiosité. Le résultat ? « C’est souvent extra, parfois juste bien. J’accorde du temps, je ne fais plus de vidange de 15 minutes ni de marathon de 2 jours. Je dis à mes potes qu’on est tous le mauvais coup de quelqu’un… » Les mots d’un ex-performer qui accepte d’être vulnérable.

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