À la recherche du Dustan perdu

Patrick Thévenin

Dans son roman, « Un Tombeau pour Dustan », Christophe Beaux, un des premiers amants de Guillaume Dustan dévoile une facette inconnue, et salutaire, du freak de l’édition gay des années 90.

Depuis une dizaine d’années, la figure de Guillaume Dustan, celui que Virginie Despentes appelait « le meilleur d’entre nous », hante à nouveau l’imaginaire d’une jeune génération queer qui s’en est entichée. Ce qui est une excellente nouvelle, mais souvent pour de mauvaises raisons. 
Fils d’une famille bourgeoise, intello et aisée, William Baranes, son vrai nom, est un élève brillant, énarque promis aux dorures de la haute administration française. Mais le destin, son homosexualité, la découverte du Paris gay nocturne, des drogues, des clubs, et surtout sa séropositivité, vont le détourner de cette trajectoire d’élite toute tracée. 
A partir de 1996, avec la trilogie Dans ma chambre, Je sors ce soir et Plus fort que moi, William devient Guillaume Dustan. Il s’empare de l’autofiction pour mêler sa vie de jeune pédé parisien à l’époque du sida, début des années 90, à ses désirs, ses doutes, ses enthousiasmes, ses douches froides. Il y jette tout, ses plans culs comme ses lectures, avec une écriture brute, urgente, celle de quelqu’un qui sait qu’il est, forcément, condamné. 
Dans Un tombeau pour Dustan, Christophe Beaux, lui aussi énarque, avec une belle carrière dans les institutions publiques, raconte son histoire d’amour, brève et chaotique, deux ans à peine, avec Dustan. À l’époque, Guillaume n’est pas encore écrivain, juste un étudiant promis à une carrière dans l’élite bourgeoise. Un garçon timide, qui se cherche encore, bien loin de la bête de foire médiatique coiffée d’une perruque, balançant ses sentences au couperet sur les plateaux télé. C’était avant que Act Up ne lui tombe maladroitement dessus pour « apologie du bareback », avant qu’il ne devienne ce symbole sulfureux, cette caricature commode éclipsant la puissance de ses livres. Christophe Beaux, celui que Dustan appelait « lapin » dans ses romans, se livre ici sans fard, près de quarante ans après leur rencontre. De sa première rencontre avec William, à 21 ans, à la découverte du milieu gay parisien, Beaux dévoile un visage méconnu de Dustan, celui que feraient bien de relire tous ceux qui, aujourd’hui, se revendiquent de son héritage provocateur. Un tombeau pour Dustan est ainsi un livre d’initiation, mais aussi d’emprise amoureuse. Il raconte à merveille les années 90, quand faire son coming out n’était pas si simple, même dans les milieux bourgeois et intellos, quand la house naissante, l’ecstasy, les clubs pédés et les bordels semblaient les nouveaux temples de la liberté, et quand le sida, implacable, venait rappeler la brutalité du réel. 
Le livre est aussi une réflexion fine sur l’idéologie dustanienne : ses conflits avec son père, son manque de confiance, sa bourgeoisie incrustée, la pression normative du milieu gay, le culte de la performance, son narcissisme, son goût déjà prononcé pour la provocation et la mise en scène. C’est une histoire d’emprise, ou plutôt d’apprentissage, où Dustan, fort de sa maîtrise des codes de la communauté gay, s’en sert comme d’un outil de séduction. Le regard rétrospectif d’un homme de soixante ans, admiratif de celui qui, par courage ou désespoir, a tout envoyé valser, l’ordre bourgeois, la carrière, la respectabilité, pour vivre pleinement sa différence. Là où lui, peut-être, n’a pas osé. 
Mais Un tombeau pour Dustan n’est pas qu’un récit de regrets ou d’amours déçus. C’est aussi un constat lucide sur ce que le système médiatique des années 90, Ardisson, Beigbeder et consorts, a fait de Dustan : une caricature à perruque verte, provocateur de plateau, prônant soi-disant le bareback (alors qu’il parlait simplement de liberté sexuelle entre séropos). 
Ses livres, Nicolas Pages et Génie divin surtout, montrent, comme l’écrit Beaux, ce que Dustan aurait pu être s’il n’avait pas cédé à la caricature : « Chacun d’eux aurait pu être un coup de tonnerre dans notre calme et replète société de consommation, un coup de génie embrasant l’amphithéâtre de la Sorbonne, un coup de semonce sur le champ de bataille meurtrier d’une épidémie qui sévissait toujours, un coup d’éclat dans l’ordre des idées, un coup de canif dans les règles de bon aloi régissant l’intelligentsia du pays et un coup de Trafalgar dans le cénacle compassé de la « République des lettres », un coup de Jarnac sur le style, la syntaxe et la grammaire, en même temps qu’un coup de maître parmi les frêles tentatives pour saisir, à travers l’écriture, le monde sur le vif. Dustan ne faisait-il pas exploser tous les codes ? Ses livres méritaient mieux, indéniablement, que des émissions tardives du samedi soir pour provinciaux insomniaques en mal de parisianisme. »

Christophe Beaux : Un Tombeau pour Dustan (lettre d’amour posthume), Robert Laffont

© Astrid di Crollalanza

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L’Héritage d’une Superstar

Deux ouvrages fondamentaux sur Guillaume Dustan illustrent la richesse et la complexité d’un écrivain iconoclaste. La biographie de Raffaël Enault, Dustan Superstar, sorti en 2018, dresse le portrait d’un auteur à la vie aussi tumultueuse que son œuvre, oscillant entre provocations sexuelles, engagement marginal et déchéance personnelle. À travers une enquête détaillée, l’auteur retrace le parcours de William Baranès, de ses origines bourgeoises à sa conversion autodidacte au provocateur, en passant par ses combats contre le conformisme et la maladie. L’approche, à la fois documentaire et sentimentale, privilégie une mise en contexte psychologique et sociale, offrant une lecture empathique plutôt qu’un simple récit biographique classique. Si l’auteur insiste sur la dimension hagiographique, il parvient aussi à rendre justice à l’écrivain, dont la force réside dans ses textes autant que dans ses prises de position radicales.
En parallèle, Dustan : Héritage, l’ouvrage collectif publié aux éditions Paulette à l’occasion des vingt ans de la mort de Dustan explore son héritage littéraire et sociétal. Le volume rassemble treize auteur.ices, français et suisses, qui analysent l’impact de Dustan comme figure de la littérature queer, de la liberté d’expression et de la transgression. Avec des contributions variées, du manifeste polémique à l’analyse identitaire, ce livre met en lumière la portée de Dustan en tant que provocateur engagé. La spécificité de cette publication réside dans sa vocation à faire de Dustan, plus qu’un auteur, un symbole de liberté et de rébellion, tout en proposant un regard critique et actuel sur son influence, souvent réduit à ses aspects pornographiques et sensationnalistes. En somme, ces deux œuvres conjuguent portrait intime et réflexion collective pour comprendre l’héritage d’un écrivain qui, malgré l’éphémère de sa célébrité, continue d'interpeller sur la liberté individuelle, la marginalité et le risque.

Dustan Superstar. Biographie, de Raffaël Enault, Robert Laffont, 2018, 324 pages, 21€ est disponible en occasion. Une nouvelle version enrichie est actuellement en préparation chez un autre éditeur par le même auteur.

Dustan : Héritage, Collectif, Ed. Paulette, 22€

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