Cabo Negro : dans l'utopie d'une villa marocaine

Julien Claudé-Pénégry

En salle depuis le 3 décembre, Cabo Negro, le second long-métrage de l'écrivain et réalisateur Abdellah Taïa, est bien plus qu'un film sur l'homosexualité au Maroc. C'est une œuvre d'une poésie rare et d'une délicatesse sensible, un acte de résistance doux et puissant qui célèbre la solidarité et la quête de liberté face à l'hostilité et à l'exclusion.

Le récit débute simplement : Soundouss (lesbienne) et Jaâfar (gay), deux jeunes de Casablanca, arrivent dans une luxueuse villa de la station balnéaire huppée de Cabo Negro. L'endroit a été loué par l'amant américain de Jaâfar, Jonathan, qui ne se présente jamais. Livrés à eux-mêmes dans ce décor opulent et éphémère, les deux amis décident de transformer cette propriété en un refuge quasi utopique.

L'émancipation née de la peur
Pour Abdellah Taïa, l'idée du film est née d'une observation faite sur Instagram : la jeunesse LGBTQ+ marocaine, malgré la criminalisation et le danger quotidien, utilise les réseaux pour se rencontrer, se reconnaître et créer des communautés d'amour et de solidarité. « Il y a bien eu, à un moment donné, une sortie de la peur, » explique Taïa. Ces jeunes, à leur manière, prolongent les rêves d'émancipation nés du Printemps Arabe.
Cabo Negro est cet espace généreux où Taïa veut accueillir « la révolte et la beauté » de cette jeunesse. Soundouss et Jaâfar (magnifiquement interprétés par Oumaïma Barid et Younes Beyej), même s'ils se font passer pour des étudiants auprès du voisinage, ne cherchent pas un rêve bourgeois. Ils occupent la villa en restant fidèles à ce qu'ils sont : des Marocains du peuple.
Le film se concentre sur l'amitié forte et sincère entre les deux héros. Leur lien, digne et lumineux, est leur meilleure arme dans une société qui refuse toujours de voir leur beauté. L'amour qu'ils se portent, et que Taïa a voulu injecter dans le film, est celui qu'ils n'ont pas reçu de leur pays. Leur innocence les protège tout en les mettant en danger, défiant un monde qui « ne cesse de renouveler ses techniques de répression. »

Une critique politique 
Mais la villa, loin d'être un paradis, se révèle un huis clos glaçant. Elle se transforme en piège, un lieu où le pouvoir, représenté par le propriétaire, abuse et humilie impunément la jeunesse.
Abdellah Taïa utilise également l'absence de l'Américain Jonathan comme un puissant outil de critique politique. Jonathan, qui brille par son forfait, est l'incarnation des nombreux Occidentaux qui, par leurs intérêts (sexuels notamment) et leurs rêves orientalistes, profitent de la situation sans se soucier de l'oppression subie par les citoyens. Il est, selon Taïa, un complice passif du propriétaire marocain : ils s'allient pour mieux piéger les deux héros et perpétuer une forme de colonialisme.
Malgré la menace et la dureté de la vie, le film célèbre l'humanité et l'utopie collective. Soundouss et Jaâfar ouvrent la villa à d'autres esseulés de la société : une bonne affamée, un prisonnier relâché, le Franco-marocain Mounir (Julian Compan) qui apporte une lueur d'amour, et des migrants. L'entraide et la solidarité deviennent un espace de survie et de renaissance.

Une mise en scène atypique
Comme il le fait en littérature, Taïa privilégie au cinéma une mise en scène délicate et sensible, « attiré par tout ce qui est fragmentaire, elliptique. Dans le hors champ. » Le film se méfie des mots et des explications, laissant le temps aux silences, aux regards et aux petits gestes de raconter l'histoire. Si cela peut paraître dur pour rentrer dans le vif du sujet, l’effet est à dessein. Cette approche, influencée par les vieux films égyptiens qui ont sauvé le petit garçon gay qu'il était, confère à l'œuvre une spiritualité et une poésie unique. Les scènes de la vie quotidienne – le partage d'un repas, la ritualisation du couscous – sont transformées en instants de grâce.
Présenté au Festival de Marrakech, le film a provoqué un grand scandale à la suite de la déclaration d'Abdellah Taïa, affirmant : « je refuse l’exclusion qu’on nous impose [...] Nous n’allons pas attendre que vos lois changent pour vivre, oser vivre tout en étant parfaitement marocains. »
Sélectionné dans de nombreux festivals internationaux (Karlovy Vary, Chéries Chéris), Cabo Negro est une œuvre forte qui, malgré quelques réserves concernant le côté parfois touche à tout du scénario qui souffre d’une ligne directrice simple, donne à voir l'homosexualité sous un nouveau jour, loin des stéréotypes, affirmant que l'amour et l'amitié sont les véritables remparts contre la violence. 

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